Camille Lenoble, “Une représentation du transgenre dans la littérature japonaise de l’entre-deux-guerres: le roman Eroguro danshô nikki (Journal érotico-grotesque d’un prostitué, 1931) de Nagareyama Ryûnosuke.”

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Résumé
Une représentation du transgenre dans la littérature japonaise de l’entre-deux-guerres: le roman Eroguro danshô nikki (Journal érotico-grotesque d’un prostitué, 1931) de Nagareyama Ryûnosuke.

La communication proposée a pour objectif de questionner les représentations du travestissement masculin dans le roman Eroguro danshô nikki (Journal érotico-grotesque d’un prostitué) de Nagareyama Ryûnosuke (?- ?), paru au Japon le 25 mai 1931. De l’auteur nous ne savons rien. L’œuvre, quant à elle, provoqua un tel tollé qu’elle fut censurée le lendemain même de sa publication. Elle fut redécouverte à l’aune du XXIe siècle dans la section des ouvrages censurés de la bibliothèque nationale de la Diète à Tôkyô.

Véritable ovni littéraire, le roman prend la forme d’un journal intime narrant les pérégrinations de son protagoniste : un jeune homme de 22 ans surnommé Aiko (un prénom féminin), qui se prostitue auprès d’autres hommes, travesti en femme. Il s’agit sans doute du premier héros transgenre de la littérature japonaise moderne dont nous ayons gardé la trace, d’autant plus que la focalisation interne du récit nous permet de voir le monde pour la première fois depuis son propre regard.

Dans un contexte social de sévère répression des mœurs et d’une course effrénée vers la militarisation, l’œuvre incarne à bien des égards l’esthétique de la tendance ero-guro-nansensu (érotique, grotesque et absurde), un mouvement intellectuel et artistique contestataire des années 1930, dont les ambitions consistaient à mettre à mal la morale sexuelle puritaine et questionner le sens de l’existence humaine. Aiko, au genre trouble et s’adonnant à la prostitution auprès « d’autres » hommes, figure sans conteste comme la figure la plus transgressive de son temps.

Nous proposons de nous interroger sur les représentations du transgenre que propose le Journal érotico-grotesque, de même que l’identification de genre de son protagoniste, et ce, au travers de l’étude de la morphologie de son travestissement, de ses pratiques sociales, ainsi que de son langage, preuves d’un flou catégoriel dans l’identification du personnage à l’un ou l’autre sexe.

Abstract
Transgender representation in the Japanese literature of the inter-war period: Nagareyama Ryûnosuke’s Eroguro danshô nikki (1931).

This paper interrogates the representation of female impersonation in the novel Eroguro danshô nikki, published by Nagareyama Ryûnosuke in Japan on May 25, 1931. Though we know nothing about the author, the novel provoked such a public scandal that it was censored within only one day.

Rediscovered in the 20th century, amidst the “censored volumes” section of Tôkyô’s National Diet Library, this true literary phenomenon takes the form of an intimate diary, recounting the wanderings of its main character, a young 22-year-old man, nicknamed Aiko (a female first name), who, dressed as female, prostituting himself to other men. This character might be the first transgender hero of modern Japanese literature.

In a context of moral panic, repression, and arms race, the novel is, to various extents, representative of the ero-guro-nansensu tendency, an intellectual and artistic counter-movement of the 1930s, which aimed to cripple sexual puritanism and question the sense of human life.

Aiko, whose gender is troubled and who prostitutes themselves to “other” men, is without a doubt, the most transgressive figure of their time.

In this paper, going through the morphology, social habits and language of Aiko’s female impersonation, I question the representation of transgender identities proposed by Eroguro danshô nikki, as well as the exact identity of its protagonist.

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La notion de « transgenre », au Japon, constitue un domaine de recherche académique encore peu développé dans une perspective d’historicisation et ce champ d’étude reste généralement envisagé principalement depuis une vision que nous qualifierons d’essentialiste. Ainsi, la chercheuse Mitsuhashi Junko, principale figure académique de ces thématiques dans l’archipel nippon, envisage l’existence d’un « principe d’universalité de la notion de transgenre »1. Selon elle, des individus « transgenres » auraient existé de tous temps aux quatre coins du globe dans des civilisations culturellement très différentes les unes des autres2. La question « transgenre » ferait-elle donc fi des particularités propres aux catégorisations de genre spécifiques à chaque aire culturelle, civilisationnelle, géographique ou temporelle ?

Par l’étude d’un roman, le Journal érotico-grotesque d’un prostitué (Eroguro danshô nikki) de Nagareyama Ryûnosuke (?-?), datant de 1931, cette étude propose de développer une analyse différente de la notion de « transgenre », plus sensible au contexte culturel japonais et à la fluidité de ses catégories.

Au Japon, le terme employé pour parler de ce que nous qualifions globalement de « transgenre » est toransujendâ, une traduction phonétique du vocable anglais transgender. Ce terme a émergé dans le même temps que les mouvements de revendications des individus trans durant les années 1990. S’il existe bel et bien une expression autochtone, seibetsu ekkyô, littéralement « le fait de franchir la frontière de la distinction entre les sexes », celle-ci ne possède qu’un rôle descriptif en ce qu’elle sert généralement d’explication au sens du terme anglais pour les néophytes. Selon une approche essentialiste, donc, des individus considérés comme « toransujendâ » auraient possédé, jusqu’au milieu du XIXe siècle, une fonction sociale définie : d’abord spirituelle et religieuse, puis artistique ou en lien avec les activités de la « prostitution »3 (ou de ce que l’on qualifie comme tel aujourd’hui, et qu’il conviendrait également d’historiciser). L’avènement de la période japonaise moderne (1868-1945), cependant, apparaît comme un point de rupture dans l’histoire du « toransujendâ », puisque le discours institutionnel ne l’envisage plus comme conforme aux normes, et se met à le condamner dans la pratique. Une des principales raisons, selon plusieurs études4, tient au fait de l’occidentalisation massive de la société, de la culture et des mœurs que le Japon a choisi de développer afin de s’éviter une colonisation de son territoire de la part des grandes puissances coloniales européennes et des États-Unis. La dimension politique et historique de cette étude, même appliquée à une œuvre de fiction, apparaît clairement.

Dès lors, notre enquête doit prendre en considération deux éléments complexes.

En premier lieu, pour nous chercheurs qui tentons de (re)définir certaines perceptions et normes japonaises que nous traduisons trop vite par « transgenre », un point de bascule primordial et particulièrement éclairant à prendre en compte est la scission entre un ordre genré prémoderne indigène et l’auto-assimilation du système de genre occidental. Pour avancer dans notre réflexion, il est utile de définir la catégorie heuristique de « transgenre ». La définition actuelle et répandue de la notion de « transgenre » dans le milieu scientifique des études de genre s’est établie de façon antinomique à celle de « cisgenre »5. En ce sens, un individu transgenre est une personne qui ne correspond pas aux normes traditionnelles d’une bipartition exclusive de genre (être homme ou femme) et aux attributs vestimentaires et comportementaux qu’une société rattache traditionnellement à un sexe6. Cette définition est donc tributaire des catégories de sexe, de genre et d’identité de genre telles qu’elles apparaissent dans l’agencement du système sexe/genre moderne occidental. Celle-ci est, par conséquent, le produit d’un savoir historiquement et culturellement situé.

En second lieu, l’emprunt d’un concept étranger directement traduit en langue japonaise marque également la nécessité de questionner son existence même dans l’histoire culturelle nippone. Ainsi, pourrions-nous dire, la question transgenre semble, en ces termes, anachronique7. Toutefois, l’absence du concept n’en exclut pas moins diverses pratiques qui s’y rattachent, plus ou moins (c’est ce qu’il nous faudra préciser) dans la société japonaise d’avant la fin du XXe siècle. Il nous appartient de mettre au jour les « critères qui président à la répartition de ces pratiques en d’autres catégories », tout en tenant compte que les catégories anciennes ne sont jamais véritablement supplantées et remplacées définitivement par les nouvelles, les premières réapparaissant dans les secondes « en y produisant une indélogeable instabilité »8. Au regard de la complexité que met en œuvre l’interculturalité, la notion de « transgenre » apparaît comme un « espace de forces définitionnelles empiétant les unes sur les autres, contradictoires et conflictuelles »9.

C’est donc avec des outils heuristiques contemporains et occidentaux que nous ouvrons notre enquête. Toutefois, la conscience même de cette première grille de lecture permet d’en percevoir ses pièges et donc de tenir compte de ce biais lorsque nous tentons de comprendre des normes culturelles provenant d’une autre société. L’utilisation de la notion de genre, ici, n’est donc pas une catégorisation mais un outil à adapter qui permet de mettre au jour les catégories de la société explorée. Il ne s’agit donc pas d’une démarche méthodologique fondée seulement et simplement sur les questions relatives à la différenciation entre les catégories « homme » et « femme » – dont les définitions sont figées et universalisantes – mais bien plutôt d’un outil d’analyse qui permet de percevoir dans différentes sociétés les façons dont les individus et leurs comportements sont perçus en articulation – ou non – avec des identités sexuelles. Pour ce faire, nous envisageons cette étude au travers du prisme de la critique constructiviste, prenant pour appui la pensée foucaldienne, car Michel Foucault, en historicisant les catégories sexuelles, dans le même temps que les identités qui en découlent, aura permis de désessentialiser ces notions en montrant qu’elles étaient le fruit de la modernité10.

Dans le cadre de notre enquête, nous avons ainsi choisi d’user de l’expression « pratiques transgenres » en lieu et place de la notion de « transgenre » ou de « toransujendâ », qui dans le cas japonais se teinte d’une connotation essentialiste. Bien qu’imparfaite – dans la mesure où elle ne recouvre pas totalement les catégories japonaises – cette expression nous servira de « catégorie soluble », en ce qu’elle se sert en premier lieu de notions propres à notre culture afin de se « dissoudre progressivement dans la culture étudiée », et d’envisager notre objet d’étude « qui désormais va être défini et étudié à partir des catégories indigènes »11. Dans notre cas, une « pratique transgenre » renverra ainsi à toute pratique qui viserait non pas à ébranler la bipartition des catégories de genre selon le paradigme moderne, mais bien plutôt à s’extraire des cadres normatifs, des codes et des attributs traditionnellement rattachés à une catégorie de genre donnée, en termes d’apparence, de comportement et d’identité.

L’œuvre de Nagareyama est particulièrement précieuse pour notre enquête sur le genre et les « pratiques transgenres » au Japon car elle est, à notre connaissance, la seule fiction de l’entre-deux-guerres que nous ayons à notre disposition qui fasse la description d’un personnage « transgenre » dont la focalisation s’effectue de son point de vue.

Nous commencerons dans un premier temps par faire une présentation succincte des pratiques qui remettent en question les identités figées de sexe ou qui jouent avec elles telles qu’elles apparaissent dans les différentes sources de la période japonaise prémoderne (1603-1867), pour ensuite nous pencher sur les transformations que celles-ci ont subies durant la période moderne (1868-1945). Bien qu’elle puisse paraître superflue de prime abord, cette étape est pourtant cruciale non seulement pour ne pas imposer de grille de lecture anachronique au document, mais plus encore afin de montrer en quoi le traitement des « pratiques transgenres » par le Journal érotico-grotesque d’un prostitué opère comme un moment charnière dans l’évolution de l’appréhension de nouvelles catégories de genre au Japon. Puis, nous donnerons également quelques clefs afin de comprendre les particularités propres à l’entre-deux-guerres japonais au travers de deux tendances majeures : le « modernisme » et la mouvance érotico-grotesque. Enfin, nous nous intéresserons au motif du travestissement (au sens de l’emprunt de vêtements et l’imitation de comportements traditionnellement considérés comme féminins) et de ses pratiques linguistiques dans le Journal. C’est par le prisme de la critique queer que nous pourrons alors avancer et montrer l’importance des « pratiques transgenres » dans cette œuvre et dans la culture d’où elle émerge.

Les « pratiques transgenres » dans le Japon prémoderne

Au regard des nombreuses sources japonaises qui nous proviennent d’avant la modernité, il semblerait que certaines « pratiques transgenres » étaient socialement et culturellement admises durant la période japonaise prémoderne (1603-1867) – dite période d’Edo ou des Tokugawa12. Ces « pratiques transgenres » étaient néanmoins soumises à des codes comportementaux stricts et s’expliquaient au travers d’un agencement de catégories de genre et de comportements sexuels spécifiques, plus particulièrement au sein de la classe des acteurs professionnels. Ces derniers constituaient une « marge statutaire »13 : ils étaient une catégorie sociale à part du reste de la « bonne société »14 et étaient spatialement isolés du reste de la population, regroupés dans des quartiers spécifiques, nommés akusho (lieux du vice)15, desquels il ne leur était permis de sortir qu’à de rares occasions16.

Lorsqu’en 1629, le shogounat promulgue un décret qui interdit aux femmes de se produire sur scène en raison du caractère par trop licencieux des spectacles de chants et de danses (kabuki) qu’elles proposaient17, ce sont les wakashu (jeunes hommes qui n’avaient pas encore atteint l’âge adulte)18 qui les remplacent19. Contrairement à l’adage courant, les wakashu n’étaient pas des jeunes hommes qui se travestissaient en femmes afin de satisfaire les attentes d’un public venu admiré des charmes proprement féminins, puisque ceux-ci constituaient une catégorie de genre à part, qui était, au même titre que celle des femmes, susceptible d’éveiller le désir érotique chez « l’homme adulte ». L’apparence vestimentaire constituait un des fondements de la reconnaissance sociale, du statut et du genre. Celle-ci était réglementée, qui plus est, par la loi shogounale20. Les wakashu se différenciaient, entre autres, des « hommes adultes » en ce qu’ils portaient les cheveux longs (maegami21), tandis que les hommes adultes devaient se raser le sommet du crâne (sakayaki). Cette distinction de genre avait pour conséquence une implication dans les comportements sexuels puisqu’il existait deux grandes « voies » de l’érotisme : la « voie des femmes » (nyodô) et la « voie des wakashu » (wakashudô ou shudô)22. Dans la pratique, il n’existait pas de scission à proprement parler entre ces deux composantes érotiques. Il était ainsi attendu que les hommes adultes des classes guerrière et bourgeoise les consomment toutes deux, sans excès pour l’une ou l’autre.

En 1652, le gouvernement promulgue un décret qui interdit les performances des wakashu dans les théâtres de la capitale, mettant une nouvelle fois en cause le caractère licencieux des spectacles. Cet événement marque la création du kabuki tel qu’il nous est parvenu jusqu’à nos jours : une forme théâtrale dramatique. Ce « kabuki des hommes » (yarô kabuki) oblige les acteurs à porter le sakayaki et délaisse la danse et le chant afin de se concentrer sur la forme dramatique à proprement parler : l’intrigue, les dialogues et l’interprétation des comédiens. Certains d’entre eux se spécialisent alors dans les « rôles féminins » et, au travers d’un long apprentissage, apprennent à capter « l’essence de la féminité » : les onnagata – autrement prononcé oyama23 – (littéralement « forme de la femme »). L’art de l’acteur travesti est définitivement formalisé pendant l’ère Genroku (1688-1704) par l’onnagata Yoshizawa Ayame (1673-?), qui stipulait que chaque acteur féminin se devait de vivre en tant que femme quotidiennement afin de parfaire son art24. Autrement dit, si « pratiques transgenres » il existait, celles-ci n’étaient, semble-t-il, pas mues par une identification subjective et un désir d’incarnation vis-à-vis de l’autre sexe, mais par des raisons avant tout pratiques et artistiques.

Plus encore, les lois prohibitives de 1652 vont, malgré elles, ouvrir la voie vers de nouvelles « pratiques transgenres » qui ne sont dès lors plus réglementées par l’autorité shogounale. En effet, afin de contourner l’obligation de porter le crâne rasé, les acteurs dissimulent leur sakayaki par un ruban de soie de couleur mauve qu’ils bandent autour de leur front, communément appelé yarô bôshi : (figure 1)25.

Figure 1.

Ce procédé permet de créer une ambiguïté quant à leur âge véritable et leur catégorie de genre26, et de demeurer dans un flou catégoriel : ni tout à fait « homme adulte », ni tout à fait « wakashu ». Puis, l’introduction de la perruque – influence du théâtre – permet aux acteurs de donner l’illusion du port du maegami27. Ces différents artifices permettent aux acteurs de brouiller les catégories de genre, dont l’une des conséquences est le prolongement de leur carrière28. L’acteur Sanogawa Ichimasu (1722-1762), par exemple, a interprété des rôles d’adolescentjusqu’à ses 32 ans. Ainsi, l’usage de ces artifices brouillait la catégorie même de « wakashu », devenue un idéal fantasmatique, une mascarade perpétrée tant sur scène que dans le quotidien29.

Il semblerait donc qu’il existait deux sortes de « pratiques transgenres » durant la période japonaise prémoderne. La première s’inscrivait dans le cadre de la norme institutionnalisée par l’autorité politique. Celle-ci était, semble-t-il, autorisée au sein d’espaces particuliers : les akusho, ces quartiers aux marges des grandes villes où se mêlaient théâtre et « prostitution », et admise seulement pour une tranche spécifique de la population, qui ne s’inscrivait pas dans la hiérarchie sociale des « bonnes gens ». Même si la loi shogounale n’a cessé d’ériger des amendements prohibitifs, force est de constater que ce n’étaient pas tant les « pratiques transgenres » en elles-mêmes qui étaient visées par la législation que les comportements « péri-sexuels » susceptibles de mettre à mal la morale néo-confucéenne : les rixes entre guerriers afin d’obtenir les faveurs d’un acteur, le fait de passer trop de temps dans les maisons-closes et d’oublier ses devoirs sociaux, etc. Autrement dit, les lois prohibitives étaient le reflet de la volonté shogounale de maintenir la paix sociale et d’opérer une séparation nette entre théâtre et prostitution. La seconde sorte de « pratiques transgenres » s’apparentait, quant à elle, à un ensemble de « cas limites »30 qui détournaient les catégories d’âge et de genre via l’usage d’artifices. Si ces cas n’étaient pas autorisés en soi dans les discours de pouvoir – politique et législatif –, les sources à leur sujet – principalement littéraires – étaient particulièrement fournies pour n’en faire que de simples cas de transgression isolés. En soi, ce genre de « pratiques transgenres » contournaient les lois, mais étaient des faits suffisamment établis parmi la couche des acteurs pour qu’ils soient commentés par les lettrés de l’époque.

Ainsi, les catégories prémodernes ne peuvent véritablement se superposer à nos notions contemporaines. D’une part, car ces « pratiques transgenres » naviguent entre trois catégories de genre distinctes : « homme adulte », « femme » et « wakashu », qui elles-mêmes ne peuvent trouver d’équivalence dans notre système de sexe/genre moderne occidental. D’autre part, car l’idée d’identification subjective en paraît exclue : il est donc anachronique de parler d’une identification vis-à-vis de la catégorie « transgenre » à cette période.

La modernité japonaise et l’exclusion des « pratiques transgenres »

La période japonaise moderne (1868-1945) va complétement bouleverser les catégories de genre et de comportements sexuels. Celle-ci se caractérise par une occidentalisation massive à tous les niveaux de la société. Prenant conscience de son retard technologique vis-à-vis des puissances impériales occidentales, le Japon entreprend de « s’ouvrir à la civilisation » (bunmei kaika), ceci s’accompagnant d’une modernisation selon le slogan « un pays riche, une armée puissante » (fukoku kyôhei). Le nouveau gouvernement met en place une idéologie patriotique. L’empereur reprend le pouvoir politique et fait office de figure tutélaire patriarcale vis-à-vis du « corps de la nation » (kokutai) se devant être docile et obéissant. L’idéologie de l’État moderne japonais s’aligne sur la morale judéo-chrétienne31 des puissances coloniales occidentales, qui sacrait l’hétéronormativité, la bipolarisation des catégories de genre, le dimorphisme sexuel et l’institution maritale. En conséquence, les « pratiques transgenres » sont exclues du champ normatif. Le travestissement, par exemple, est officiellement interdit par l’Ordonnance sur les violations de procédures (Ishiki kaii jôrei) de 187332. Les pratiques homoérotiques entre hommes sont également criminalisées la même année par l’intermédiaire de l’article 266 du Code révisé (Kaitei ritsuryô), qui interdit la pratique de la sodomie. Néanmoins, cette loi n’a été effective qu’une dizaine d’années et n’a condamné que peu d’individus dans les faits33.

En plus de ces restrictions légales, le discours d’autorité quant aux questions relatives aux comportements érotiques passe entre les mains de la « sexologie moderne », discipline nouvelle qui émerge en Occident au XIXe siècle et qui va produire un discours « scientifique » au sujet de la sexualité. Pour les Japonais d’alors, l’importation massive de ces discours occidentaux provoque un bouleversement dans l’appréhension des catégories indigènes relatives au genre et aux comportements sexuels. L’assimilation de ce discours démarre très tôt puisque les Japonais traduisent dès 1894 l’ouvrage fondateur de la « sexologie moderne » : Psychopatia sexualis (1886) de l’Allemand Richard von Krafft-Ebing (1840-1902). En 1915, les « sexologues » Habuto Eiji (1878-1929) et Sawada Junjirô (1863-1944) publient l’ouvrage Hentai seiyoku ron (Traité sur les déviances sexuelles), premier traité autochtone de « sexologie moderne », indice de la production d’un discours au sujet de la sexualité proprement japonais. Les années 1920, ensuite, voient la publication d’un important nombre de revues de vulgarisation scientifique destinées à éduquer le grand public. Celles-ci vont se focaliser sur les « déviances sexuelles » (hentai seiyoku), dont la plus commentée est « l’homosexualité ». Le néologisme dôseiai (littéralement « amour pour le même sexe ») est créé à cette occasion34. Quant aux « pratiques transgenres », elles ne sont ni plus ni moins considérées que comme des signes du plus haut degré de la « déviance homosexuelle ». Entre les années 1925 et 1935, dôseiai devient un sujet particulièrement prisé par le grand public et un enjeu commercial dans le contexte de l’essor du capitalisme et de la consommation de masse. Les revues commencent à incorporer des titres accrocheurs et des éléments sensationnalistes à leur articles, au détriment de la véracité des informations et de la rigueur scientifique.

Les onnagata, de leur côté, survivent à la modernité mais subissent le contre-coup du traitement général réservé aux « pratiques transgenres ». Le « mouvement pour la réforme du théâtre » (engeki kairyô undô), dont le manifeste est proclamé en 1878, met un terme définitif à la prostitution des acteurs. Dans le même temps, la « transgressions du genre » est restreinte à la simple représentation théâtrale35. Plus encore, comme la modernité avait permis la réintroduction des femmes sur les planches, l’utilité des acteurs spécialisés dans les rôles féminins est remise en question par le mouvement naturaliste (shizenshugi). L’influence des films hollywoodiens apporte également une réflexion quant à la représentation du genre dans le monde cinématographique. Alors que les rôles féminins étaient principalement tenus par les onnagata au début des années 1910, les actrices les avaient définitivement supplantés au tournant des années 1920, jugées plus aptes à endosser la féminité à l’écran. Finalement, l’image des onnagata se dégrade, jusqu’à se superposer avec l’idée de « déviance » dont le discours pathologisant était le garant.

Contexte socio-culturel de la publication du Journal érotico-grotesque d’un prostitué : entre modernisme et esthétique ero-guro-nansensu

Le Journal érotico-grotesque d’un prostitué apparaît dans le contexte culturel et social de l’entre-deux-guerres, au tournant des années 1930, qui depuis quelques temps déjà voyaient fleurir une mode pour l’androgynie36. En effet, les années 1920 – communément appelées « Années folles » – correspondaient à une période de relâchement des mœurs et de confusion des représentations du genre37. Le Japon avait suivi cette tendance transnationale malgré un contexte politique répressif qui est allé en s’intensifiant durant les années 1930. De nouvelles représentations de la féminité et de la masculinité voient le jour dans les grandes métropoles, s’amusant à échanger les attributs de l’un et de l’autre sexe. Cette « confusion du genre » est une des caractéristiques des deux grandes mouvances de l’entre-deux-guerres japonais : le « modernisme » (modanizumu ou modan) et la tendance ero-guro-nansensu (érotique, grotesque et absurde). Ces deux mouvances sont primordiales afin de comprendre les « pratiques transgenres » telles qu’elles sont représentées dans le roman de Nagareyama.

Le « modernisme » japonais s’apparente à une transformation des mœurs des Japonais, via une « seconde vague » d’occidentalisation influencée par le modèle américain et les films hollywoodiens38. En vogue durant environ une quinzaine d’années, ce mouvement voit le jour en conséquence de deux mutations socioéconomiques majeures. Premièrement, une redéfinition du paysage urbain après le grand tremblement de terre du Kantô du 1er septembre 1923, qui avait partiellement détruit la capitale. Deuxièmement, la promotion par les médias de masse d’un nouveau mode de vie centré autour de la consommation39. Les grands centres urbains de l’entre-deux-guerres voient ainsi fleurir les grands magasins, les cinémas, les cafés, les dancings et les cabarets. Ces nouveaux lieux de divertissements étaient concentrés dans des quartiers animés à la mode et symbolisaient l’avènement d’un mode de vie nouveau, dit « modan » (issu de l’anglais modern), synonyme du fait d’être « à la pointe » (sentanteki)40.

La tendance ero-guro-nansensu, quant à elle, accompagne le modernisme comme le revers d’une même pièce. Elle correspond à un mouvement à la fois artistique, intellectuel et journalistique, qui atteint son pic durant les années 1930 et 1931. Celle-ci s’exprime sur les scènes littéraires et artistiques, pour certaines underground, ainsi que dans de nombreuses revues, dans la littérature et les arts graphiques, en lien avec les nouveaux lieux de distraction modan à la mode. L’érotisme s’exprime au travers du rejet du discours normatif issu de l’ère Meiji (1868-1912) relatif à la sexualité et à la morale41. Le grotesque s’incarne dans la fascination pour l’anormalité, la monstruosité et la criminologie. L’absurde, enfin, est entendu comme l’expression parodique de la vie modan, illustrée dans des numéros scéniques humoristiques et décalés et s’exprimant en particulier dans la littérature et les arts visuels42. Les œuvres artistiques et littéraires, ainsi que les écrits journalistiques s’inscrivant dans la tendance ero-guro-nansensu constituent un ensemble foisonnant de sources primaires encore – quasiment – inexplorées par la recherche pour ce qui est des « pratiques transgenres »43. Les divers documents produits par la tendance sont d’autant plus capitaux pour notre recherche que leurs auteurs ont pour beaucoup montré, semble-t-il, un intérêt pour les questions relatives aux catégories sexuelles et au catégories de genre, et dont les propos généraux avaient pour ambition d’ébranler les discours normatifs de l’époque à leur sujet44. Le Journal érotico-grotesque d’un prostitué est, pour l’heure, le document le plus long de notre corpus de sources primaires.

Le Journal érotico-grotesque d’un prostitué : au paroxysme de l’esthétique ero-guro-nansensu

C’est en plein pic de la tendance ero-guro-nansensu que paraît en 1931 le Journal érotico-grotesque d’un prostitué. De l’auteur, Nagareyama Ryûnosuke nous ne savons rien. S’agissait-il d’un romancier ? D’un journaliste d’investigation ? Le récit est-il une fiction pure ou s’inspire-t-il de faits réels, voire d’événements autobiographiques ? Nous ne saurions malheureusement apporter de réponses éclairantes. Quoiqu’il en soit, il apparaît que l’auteur a consciemment brouillé les pistes qui auraient pu permettre de l’identifier et a probablement pris un nom de plume afin de s’éviter les foudres des censeurs. Cette crainte de l’auteur paraît justifiée dans le mesure où l’œuvre a provoqué un tel tollé qu’elle a été censurée le lendemain même de sa publication sous prétexte qu’elle portait atteinte aux bonnes mœurs45. Elle a toutefois été redécouverte à l’aube du XXIe siècle dans la section des ouvrages censurés de la Bibliothèque nationale de la Diète à Tôkyô. Dans le cadre de notre étude, la redécouverte de cette œuvre apparaît comme majeure puisqu’il s’agit, pour l’heure, au stade de nos recherches, de la seule fiction s’insérant dans la tendance ero-guro-nansensu qui traite de façon frontale des « pratiques transgenres » de son protagoniste.

Figure 2. Première de couverture de la version originale du Journal érotico-grotesque d’un prostitué (1931)46

Le Journal est un véritable ovni littéraire en raison des thèmes et des sujets qu’il aborde : travestissement, homosexualité, prostitution masculine. S’il prend la forme du journal intime (nikki), une forme traditionnelle de la littérature japonaise, celui-ci est tenu par un « jeune homme » de vingt-deux ans se faisant surnommer Aiko – un prénom féminin – qui vit non loin d’une célèbre rue dans le quartier tokyoïte d’Asakusa – haut lieu de la mode ero-guro-nansensu – et qui se prostitue auprès d’autres hommes, travesti en femme. Le modèle de l’acteur onnagata est alors totalement mis de côté au profit d’une figure plus scandaleuse. Plus encore, la singularité de l’œuvre tient au fait que la narration interne se place depuis le point de vue de l’autre, du paria, et nous conduit derrière le rideau du mystère. Le Journal, en quelque sorte, regroupe à lui seul parmi les sujets les plus tabous des mœurs de l’époque et offre une vision inédite de « pratiques transgenres » perçues au travers du prisme de la tendance ero-guro-nansensu.

Aiko est un personnage de sexe masculin qui se travestit en femme à « temps-plein », ne se limitant ni à un espace ou à un temps donné, ni au cadre d’une manifestation. Ce travestissement est également en tout point mimétique de la féminité, dans la mesure où le protagoniste est pris pour une « vraie » femme à l’obsédante beauté par ceux qui le/la rencontrent. Aiko procède chaque matin à un rituel de maquillage et de soins : crème pour le visage, poudre, rouge à lèvres, fard à joues, fard à paupières, crayon à sourcils47 – comme s’il s’agissait d’une sorte de rite initiatique, pouvant durer des heures48, permettant le passage d’un genre à un autre. La « supercherie » paraît totale : tous les autres personnages qui le/la croisent au fil de la narration sont leurrés49. Son mimétisme quasi parfait avec le beau sexe en fait une figure particulièrement ambivalente, dont le genre, mouvant, est sans cesse remis en question dans ses expressions les plus ordinaires. Seuls ses clients semblent connaître son secret ; tout du moins, la majorité d’entre eux consomment sciemment ses services, affichant ainsi une préférence érotique claire et établie.

Aiko semble affirmer une féminité plus exacerbée encore que celle des « véritables » femmes, impactant les normes de genre et entraînant indéniablement leur remise en question tout en dénonçant leur caractère résolument instable, ce que Judith Butler nomme la « non-fixité des « réalités » du genre »50. Le personnage est donc une menace pour la hiérarchie du genre, le dimorphisme sexuel et l’institution maritale, une menace pour la morale des « bonnes gens » en somme. L’auteur fait de son protagoniste, pourrait-on dire, l’un des personnages les plus subversifs de la littérature moderne, et l’incarnation vivante, en quelque sorte, de l’esthétique de la tendance ero-guro-nansensu, elle-même poussée à son paroxysme.

Le parcours transgenre d’Aiko

Il nous paraît important de présenter le parcours du protagoniste tel qu’il est mis en scène dans le Journal afin d’exposer les raisons qui, dans la fiction de l’histoire, l’ont conduit à se travestir en femme, puis à se prostituer51.

Le personnage d’Aiko est présenté comme étant issu d’une riche famille de sériciculteurs dans le département de Gunma. Dernier né, mais seul garçon d’une famille de cinq enfants, il/elle a été élevé(e) comme l’héritier de la maisonnée. Il/elle avoue avoir toujours été à l’aise avec la féminité ; il/elle se laissait travestir par ses grandes sœurs qui s’amusaient à le vêtir de leurs propres kimonos, ce qui lui procurait un grand plaisir52. Son entrée à l’école élémentaire, cependant, l’oblige à se conformer à la masculinité, mais sa « tendance déviante » (hentai teki keikô)53 – terme qu’Aiko emploie lui/elle-même afin de parler de son désir de travestissement – revient pendant l’adolescence. Dès lors, il/elle contient sa « psychologie anormale et maladive » (hen na byôteki shinri)54 en s’adonnant à l’étude et en prêtant main forte à ses parents au travail agricole. Cependant, il/elle comprend qu’il/elle ne pourra jamais donner libre cours à ses envies en restant dans son village natal. Au printemps de ses dix-neuf ans, il/elle s’enfuit pour la capitale, se fait embaucher comme livreur de journaux au sein d’une entreprise de distribution, qui en échange lui apporte le gîte et le couvert. Dès lors, il/elle se lie d’amitié avec un autre employé, un certain Fukushima, de quatre années son aîné, avec lequel il/elle s’adonne à ses premiers « actes immoraux » (furin na kôi)55, jusqu’à ce qu’ils soient surpris en plein ébats par leur supérieur56. Mis à la porte, tous deux emménagent ensemble sur le modèle du couple hétéronormatif : Fukushima ramène l’argent au foyer tandis qu’Aiko s’occupe de la tenue de ce dernier. Fukushima incite alors Aiko à se travestir en femme afin de passer inaperçus aux yeux de la société57. Il/elle s’accommode alors très bien de sa nouvelle situation, et commence à vivre en tant que femme dans son quotidien.

« Lorsque je devenais une femme, que je portais de jolis kimonos et que je me maquillais, je me disais que c’était étrange au point de douter d’être moi-même un homme. J’étais une jolie femme. En outre, tant que je continuais à entretenir des rapports sexuels avec Fukushima, cela n’avait rien d’étonnant que je sois dans la disposition d’être son épouse et lui mon mari »58.

Tous les deux vivent ainsi cette vie mimétique du couple hétéronormatif pendant près d’une dizaine de mois jusqu’à l’arrestation de Fukushima pour trafic et vols à l’étalage. Aiko, laissé(e) seul(e), sans revenu et n’ayant vécu(e) qu’entretenu(e), commence une « vie de vagabondage », puis en vient à se prostituer tout en continuant à se travestir59, s’étonnant du succès qu’il/elle rencontre auprès des hommes60. Malgré cette situation sordide, Aiko insiste néanmoins sur les bienfaits que lui procure la pratique du travestissement.

« J’en suis venue ainsi à avoir bien plus confiance en moi en femme. Au début, c’était quelque chose que je ne faisais que la nuit, et puis, petit à petit, j’ai commencé à sortir comme ça aussi le jour. Et puis je me suis mis à utiliser des expressions que disent les femmes comme « ara, ara sô da wa yo » [ah, c’est donc cela] »61.

Nous assistons ici à une évolution progressive de la « pratique transgenre » d’Aiko, telle que l’auteur la met en scène. Tout d’abord, cette pratique est perçue au travers du prisme du discours sexologique pathologisant. Toutefois, ce même vocabulaire finit par disparaître des propos du protagoniste afin d’en proposer une vision plus positive, et plus particulièrement, poser les fondements de ce que l’on pourrait nommer une « transidentité ». Aiko admet une « préférence » identitaire vis-à-vis de l’incarnation du genre assigné au sexe féminin.

Nous avons, jusqu’à présent, envisagé Aiko en tant que personnage transgenre. Pourtant, il nous semble qu’à aucun moment dans le discours, l’auteur ne fasse en sorte que le protagoniste lui-même s’identifie en tant que tel. Il nous paraît ainsi primordial de nous attarder sur les pratiques linguistiques de notre héros-héroïne, telles que l’auteur les retranscrit dans la narration et les dialogues.

Les pratiques linguistiques d’Aiko

Envisager l’identité de genre d’Aiko seulement au travers de son travestissement semble pour le moins lacunaire. En réalité, le langage employé par le protagoniste rend particulièrement floue sa propre identification de genre.

Tout d’abord, l’emploi des pronoms personnels par l’auteur quand il fait parler Aiko est singulièrement surprenant. Contrairement à la langue française, le japonais possède non seulement plusieurs pronoms personnels de la première personne du singulier, mais plus encore, ces derniers sont tributaires du sexe et de l’âge du locuteur. Lorsqu’Aiko adopte le statut de narrateur, le « je » employé est « boku », une forme pronominale de la première personne du singulier employée plus particulièrement par les jeunes hommes. En revanche, dans les discours rapportés, il/elle emploie les pronoms personnels de la première personne du singulier « atashi » ou « atakushi », des formes pronominales employées par les femmes, lorsqu’il/elle s’adresse à d’autres personnages. Aiko use ainsi du pronom « atashi » ou « atakushi » dans un contexte relationnel, tandis que « boku » est utilisé dans un contexte intime et individuel62. En d’autres termes, il/elle opère une différenciation de son « moi genré » selon le contexte social (ou de représentation sociale) de l’élocution : il/elle s’envisage comme un « homme » au sein de la sphère intime de son appartement, tandis qu’il/elle se considère comme une « femme » au sein de la sphère publique, lorsqu’il/elle interagit avec d’autres individus. D’autres éléments linguistiques tendent à prouver que les interactions sociales d’Aiko s’effectuent dans ce sens, comme l’utilisation des particules finales « wa » pour les phrases assertives ou « no » pour les phrases interrogatives 63, l’emploi d’expressions comme « iya » ou « kashira », et l’usage d’interjections comme « ara ». Toutes sont associées à un langage féminin64.

La double identité genrée d’Aiko est également renforcée par la façon dont il/elle se définit en tant qu’otoko-onna オトコ・オンナ (écrit en katakana65) : un/une « homme-femme »66. Autrement dit, ni un homme ni une femme à proprement parler, mais un subtil mélange des deux. La graphie de ce terme joue un rôle important dans l’identification genrée du personnage. En effet, les éléments constitutifs de l’apparence physique et de la corporalité genrée sont écrits en katakana – ce qui induit une prise de distance, voire une emphase vis-à-vis d’eux –, tandis que les éléments psychologiques ou émotionnels sont plutôt écrits en kanji ou en hiragana67. Ainsi, lorsqu’Aiko parle de lui en tant qu’homme, il emploie systématiquement le terme « otoko » (homme) en katakana, alors qu’il utilise le kanji 男 (otoko) pour parler de ses clients. Il/elle s’envisagerait donc corporellement comme un homme, mais son essence en tant qu’individu s’en éloignerait.

Un travail élaboré est perceptible chez l’auteur qui fait en sorte que l’identité de genre d’Aiko soit particulièrement mouvante tout au long de la narration, se servant de ce flou catégoriel afin de se sortir de toute situation qui jouerait en sa défaveur. Lorsqu’un client qu’il/elle n’apprécie guère lui demande de devenir sa « concubine », il/elle décline sa proposition en lui affirmant « ne pas être différent d’un homme »68. Il en va de même lorsqu’en garde à vue, il/elle avoue aux policiers ne pas être une femme afin d’être libéré(e) de sa cellule69. Il lui arrive également à de rares occasions de se faire passer pour un onnagata lors de premières rencontres. Cependant, lorsqu’Aiko se rend aux bains publics, il/elle préfère se rendre du côté des femmes. De même, lorsqu’un client lui affirme qu’il/elle possède un corps d’homme une fois nu(e), Aiko semble offusqué(e) d’être considéré(e) comme tel(le). Tout au long du récit, le personnage semble hésiter en permanence entre se considérer comme un « homme qui met du rouge à lèvres et du crayon à sourcils » ou comme une « femme »70. Aiko avoue lui/elle-même posséder une « essence changeante » (kawatta seikaku) qui lui permet de comprendre tant « l’humeur » (kimochi) des femmes que la « psychologie » (shinri) des hommes71.

Mais alors, comment comprendre l’identification de genre du protagoniste du Journal ? Une interprétation nous est possible dans le discours qu’Aiko tient à l’un de ses clients :

« Mais enfin, que je sois un homme ou une femme importe peu, n’est-ce pas ? […] du moment que j’ai les cheveux coupés ainsi au carré, que je mets de la poudre, du rouge à lèvres et du crayon à sourcils… Est-ce que je ne ressemble pas à la « femme » que tu serais susceptible d’aimer ? »72

Ainsi, pour Aiko, l’apparence tient lieu de vérité et se suffit à incarner le genre ; l’important n’est que la « représentation » de ce dernier, l’identité de genre en soi n’est donc pas, à ses yeux, tributaire du sexe anatomique.

Les limites de la subversion

Au fur et à mesure de la narration, Aiko va graduellement faire le choix de vivre comme une « vraie » femme, jusqu’à abandonner son rôle de « prostitué travesti » et accepter une vie en tant que « concubine » (mekake)73 d’un de ses anciens clients. Bien que le modèle du concubinage ne soit plus reconnu légalement par le nouveau code pénal de 1882, il s’avérerait dans la pratique que celui-ci ait persisté au début du XXe siècle chez les Japonais les plus fortunés74. Le mariage entre deux personnes du même sexe était interdit par la loi, ce qui explique que le modèle du concubinage ait pu correspondre, dans les faits, à la situation matrimoniale la plus « stable » pour Aiko. Bien plus qu’une raison purement matérielle, Aiko explique ce choix avec une vision essentialiste, en raison de l’amour universel qui animerait chaque femme75. Cet amour, en japonais, se prononce ai 愛, un idéogramme qui compose également le surnom (Aiko 愛子, littéralement « enfant de l’amour ») que le personnage s’est attribué. Quoiqu’il en soit, la vie de concubinage change diamétralement l’identification du genre floue du protagoniste. Aiko s’envisage désormais comme un « couple » (fûfu)76, ou encore comme vivant un « mariage nouvellement entamé » (shinkon)77. En renonçant à son statut de prostitué travesti, Aiko abandonne dans le même temps son statut genré hybride. Il/elle renonce à être l’incarnation de l’esthétique ero-guro-nansensu et se range du côté de la « norme » – ou du moins l’idée qu’il/elle s’en fait78. Ce désaveu conduit nécessairement Aiko à perdre son pouvoir de subversion des normes de genre par le biais de son travestissement, qui, désormais, et de façon paradoxale, lui sert de moyen pour se fondre dans la masse. Mais n’est-ce pas finalement l’ambition première du protagoniste ? À bien y regarder, les raisons qui ont poussé Aiko à se travestir en femme attestent en réalité davantage d’un besoin de correspondre aux normes sociales hétérosexuelles que d’une volonté de les dénaturaliser. Le travestissement d’Aiko est issu d’une demande de la part d’un de ses anciens compagnons, Fukushima, afin de passer pour un couple hétérosexuel. Le « choix » de vivre en tant que femme – bien qu’il provienne d’une demande de Fukushima – correspond ainsi à une volonté de « faire semblant », de tromper le regard. Il s’agirait, en soi, d’une « supercherie » dont le but serait de copier le modèle dominant hétéronormatif dans un souci d’acceptation sociale.

Sur ce point, le traitement qu’opère l’auteur du Journal vis-à-vis du travestissement rejoint le discours de Judith Butler sur son ambivalence quant à sa capacité à dénaturaliser les normes de genre. Si le travestissement joue effectivement un rôle subversif en tant que « révélation parodique de la construction d’une structure hétéronormative naturalisée du genre », cette même révélation ne conduit pas nécessairement à la dénaturalisation, mais au contraire peut renforcer ses préceptes79. Dans la mesure où l’idéal de vie d’Aiko, à la fin du roman, se superpose avec le modèle censé générer son oppression en tant qu’individu « déviant », celui-ci s’aligne avec une certaine norme japonaise de la féminité, en l’occurrence une femme obéissante, tenue de prendre soin tant de son foyer que de son apparence physique. Tant il est vrai que ce modèle de vie s’apparenterait à un moyen pour lui/elle de se délivrer de la pauvreté, il n’en demeure pas moins un idéal fantasmatique, puisqu’aux yeux du discours normatif, Aiko ne sera jamais véritablement une femme. Les derniers paragraphes du roman sonnent, à ce propos, comme le glas ironique d’une mascarade dans laquelle Aiko s’est lui/elle-même douloureusement enfermé(e) : accepter de vivre avec un de ses anciens clients pour qui il/elle n’éprouve aucun amour80. La réalité semble rattraper le fantasme et paraît bien plus risible et affligeante que dans l’imagination candide du personnage. En ce sens, le Journal n’opère pas à proprement parler une opposition nette avec le régime normatif dominant et pourrait figurer, subtilement, à la fois une « insurrection » dans le même temps qu’une « subordination »81 vis-à-vis des normes de genre.

Conclusion

Le traitement des « pratiques transgenres » dans le Journal érotico-grotesque d’un prostitué apparaît comme tout à fait singulier vis-à-vis des discours sexologiques qui lui étaient généralement associés durant la période moderne. Si l’on perçoit l’influence du discours de la « sexologie moderne » sur Aiko lors de son adolescence, notamment par le truchement d’un regard réprobateur au service d’un paradigme faisant s’affronter la normalité et l’anormalité, le personnage finit par s’en extirper à l’âge adulte. Ainsi, le vocabulaire sexologique est absent tout au long du récit, ce qui constitue, pour l’époque, une prouesse qu’il paraît important de souligner. Toutefois, si le regard critique de la morale sexuelle semble en apparence proscrit des pages du roman, ce dernier n’échappe pourtant pas à la création d’une nouvelle figure transgenre réductrice. Celle-ci s’effectue du « masculin » vers le « féminin », se fonde sur la notion psychanalytique d’orientation sexuelle – Aiko éprouve du désir seulement pour les individus de sexe masculin –, et se restreint à la pratique de la prostitution.

Ce qui aura retenu notre attention, c’est que le Journal propose le portrait d’un protagoniste possédant un désir d’incarnation pour l’autre sexe qui ne soit pas moralement condamné. Ceci atteste sans conteste – sans doute pour la première fois – de la création d’une figure trans-identitaire d’une part, et d’une visibilité positive de la transidentité d’autre part, laissant de côté les conceptions pathologiques. Aiko, ainsi, peut aisément être considéré(e) comme le premier héros – ou la première héroïne – transgenre de la littérature japonaise moderne, dans le sens où nous entendons de nos jours cette notion. Le roman nous offre un précieux indice dans l’acception d’une nouvelle identité de genre qui semble avoir émergé au Japon au début du XXe siècle : la transidentité. Toutefois, la fin malheureuse du protagoniste nous oblige à nuancer la vision – en apparence – plus ou moins positive de cette identité de genre nouvelle et transgressive, puisque l’auteur ne semble pas envisager pour son personnage une quelconque issue possible en dehors du cadre restrictif de l’hétéronormativité.

Notes

1 MITSUHASHI Junko, « Toransujendâ bunka no genri – Sôsei no shâman no matsuei (Les principes de la culture transgenre – Aux descendants des Berdaches) », dans Eureka [Poetry & Critisism], vol. 47-13, n°667, Seidosha, septembre 2015, p. 70.

2 Ibid.

3 Pour plus de détails, voir Ibid., pp. 71-72 ; MITUSHASHI Junko, Josô to Nihonjin (Le travestissement masculin et les Japonais), Tôkyô, Kôshikidansha kôdansha, 2008, pp. 328-332.

4 MITSUHASHI, Josô to Nihonjin, op.cit. ; SHIMOGAWA Kôshi, TAMURA Yû, KOISHIKAWA Zenji, HATAKEYAMA Atsushi, Josô no minzokugaku – Sei fûzoku no minzoku shi (Étude folklorique du travestissement des hommes en femme – Histoire folklorique des mœurs sexuelles), Tôkyô, Hihyôsha, 1994 ; YONEZAWA Izumi (dir.), Toransujendârizumu sengen – Seibetsu no jiko ketteiken to tayô na sei no kôtei (Manifeste du transgenre – Le pouvoir de décider de son propre sexe et l’affirmation d’un sexe pluriel), Tôkyô, Shakai hihyôsha, 2003 ; PFLUGFELDER M. Gregory, “The Nation-State, The Age/Gender System, and the Reconstitution of the Erotic Desire in the Nineteenth-Century Japan”, The Journal of Asian Studies, vol. 71, n° 4, November 2012, pp. 963-974.

5 L’étymologie latine « cis » signifie « dans les limites de » et est un antonyme au préfixe « trans ».

6 Pour plus de détails, voir SCHILT Kristen & WESTBROOK Laurel, “Doing Gender, Doing Heteronormativity: “Gender Normals”, Transgender People, and the Social Maintenance of Heterosexuality”, in Gender & Society, vol. 23, n° 4, August 2009, pp. 440-464.

7 Selon Nicole Loraux, toute question posée à l’histoire est forcément anachronique dans le sens où nous sommes influencés par notre propre époque. Il appartient à l’historien d’avoir pleinement conscience de ce problème et de parfaitement cibler son angle d’attaque ainsi que l’objet qu’il vise. Pour plus de détails, voir LORAUX Nicole, « Éloge de l’anachronisme en histoire », Le genre humain, n° 27, 1993, p. 23-39.

8 KOSOFSKY-SEDGWICK Eve (trad. Maxime CERVULLE), Épistémologie du placard, Paris, Éd. Amsterdam, (1990) 2008, p. 66.

9 Nous reprenons ici à notre compte les mots d’Eve Kosofsky-Sedgwick lorsqu’elle critiquait la notion faussement cohérente, homogène et unitaire de l’homosexualité « telle que nous l’entendons aujourd’hui ». Pour plus de détails, voir ibid.

10 Pour plus de détails, voir FOUCAULT Michel, Histoire de la sexualité (tome 1). La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976.

11 CALAME Claude, DUPONT Florence, LORTAT-JACOB Bernard, MANCA Maria (dir.), La voix actée, pour une nouvelle ethnopoétique, Paris, Éditions Kimé, 2010, pp. 12-13.

12 La période prémoderne japonaise correspond grosso modo au règne de la dynastie shogounale des Tokugawa. La capitale est implantée à Edo (aujourd’hui Tôkyô). Le régime instauré est féodal. Le pays est divisé en fiefs (han) dont le « seigneur » (daimyô) doit une fidélité sans concession au shogoun, le guerrier suprême. La classe guerrière (bushi) est à la tête de la société. Les paysans, nourrissant l’ensemble de la population, sont seconds dans la hiérarchie sociale, mais sont dans le même temps la classe la plus pauvre. Viennent ensuite les « bourgeois », composés des artisans et des marchands, qui ne cesseront de s’enrichir tout au long de la période, puis les « marges statutaires », des groupes d’individus qui ne font partie d’aucune de ces classes (artistes, prostitué(e)s, guerriers sans maître) et les groupes aux activités dites « impures » comme les tanneurs, les bouchers et les métiers relatifs à la mort et à la « souillure » (kegare).

13 Nous empruntons cette expression à Guillaume Carré. Pour plus de détails, voir CARRÉ Guillaume, « Les marges statutaires dans le Japon prémoderne : enjeux et débats », dans Annales. Histoire, sciences sociales, n° 66, éd. EHESS, avril 2011, pp. 955-973.

14 TAKAKUWA Yoko, “Performing Marginality: The Place of the Player and of « Woman » in Early Modern Japanese Culture”, in New Literary History,vol. 27, n° 2, Problems of Otherness: Historical and Contemporary, Spring, 1996, p. 216.

15 Les akusho regroupaient les quartiers rouges et les quartiers de théâtre. Ils n’étaient toutefois pas totalement prohibés par le shogounat, puisqu’ils étaient considérés comme un « mal nécessaire » afin de stabiliser l’ordre public.

16 SHIVELY H. Donald, “Bakufu versus Kabuki”, in Harvard Journal of Asiatic Studies, vol. 18, n° ¾, December 1955, pp. 339-341.

17 Ces spectacles servaient de prétexte à la pratique libre d’une prostitution qui n’était pas soumise au contrôle du gouvernement, ce qui constituait une menace pour l’ordre public et la paix sociale.

18 Le terme wakashu désigne de façon générique des jeunes hommes qui n’avaient pas encore effectué la cérémonie du genbuku (ou genpuku) qui attestait de l’entrée dans l’âge adulte pour les hommes. MITSUHASHI Junko, « Toransujendâ (seibetsu ekkyô) kan no hen.yô – Kinsei kara kindai e (dai 5 kai kôen) (Les changements relatifs à la façon de considérer le transgenre – De la période prémoderne à la période moderne (5ème séminaire)) », Joseigaku renzoku kôenkai (Conférences successives en études sur les femmes), n° 14, 2010, p. 106.

19 SHIVELY, “Bakufu versus Kabuki”, op. cit., p. 331.

20 PFLUGFELDER M. Gregory, “The Nation-State, The Age/Gender System, and the Reconstitution of the Erotic Desire in the Nineteenth-Century Japan”, op. cit., pp. 963-964.

21 Littéralement « cheveux du devant ». Ce style capillaire consistait à laisser pousser ses cheveux sur le haut du crâne, souvent rabattus sur ce dernier ou portés en frange.

22 Le nyodô se comprend comme « la voie des hommes adultes attirés par les femmes », tandis que le shudô se comprend comme « la voie des hommes adultes attirés par les wakashu ». Le concept de « voie » () s’entend comme une discipline du corps et de l’esprit, un ensemble de pratiques et de savoirs susceptibles d’apporter une récompense matérielle et spirituelle à la personne qui la pratique. Les comportements sexuels étaient donc envisagés du seul point de vue de l’homme adulte. PFLUGFELDER M. Gregory, Cartographies of Desire: Male-Male Sexuality in Japanese Discourse, 1600-1950, Berkeley, California University Press, 1999, p. 28.

23 Le terme oyama est issu de l’argot propre au milieu du théâtre. PFLUGFELDER, Cartographies of Desire, op. cit., p. 114.

24 MITSUHASHI, Josô to Nihonjin, op. cit., pp. 89-90 ; WATANABE Tsuneo, La voie des éphèbes – Histoire et histoires des homosexualités au Japon, Paris, Trismégiste, 1987, p. 78.

25 Source : site encyclopédique Kotobank.

Lien URL : https://kotobank.jp/word/%E9%87%8E%E9%83%8E%E5%B8%BD%E5%AD%90-649955

26 MITSUHASHI, Josô to Nihonjin, p. 101.

27 SHIVELY, “Bakufu versus Kabuki”, op. cit., p. 334.

28 COSTINEANU Dragomir, Origines et mythes du Kabuki, Paris, Presses orientalistes de France, 1996, pp. 272-273.

29 SCHALOW Paul Gordon, “Male Love in Early Modern Japan: A Literary Depiction of the ‘Youth’”, in Hidden from History: Reclaiming the Gay and Lesbian Past, New York, NAL, 1989, pp. 126-127.

30 CALAME, DUPONT, LORTAT-JACOB, MANCA, La voie actée, op. cit., pp. 14-15.

31 Les cultures judéo-chrétiennes sont particulièrement excluantes vis-à-vis des « pratiques transgenres », car celles-ci contreviennent à la loi biblique selon laquelle une femme ne peut revêtir les attributs masculins et inversement (Deutéronome, chapitre 22, verset 5).

32 MITSUHASHI, Josô to Nihonjin, op. cit., p. 129 ; YONEZAWA, Toransujendârizumu sengen, op.cit., pp. 100-101.

33 FURUKAWA Makoto and LOCKYER Angus, « The Changing Nature of Sexuality: The Three Codes Framing Homosexuality in Modern Japan », U.S.-Japan Women’s Journal, English Supplement, no. 7, 1994, p. 110.

34 L’adoption de ce terme ne fut pas une évidence car, comme en Europe, les scientifiques avaient du mal à se décider autour d’un terme générique. Les scientifiques japonais hésitèrent avec d’autres vocables comme tentô teki shikijô (inversion) ou dôsei shikijô (désir pour le même sexe). Pour plus de détails, voir FURUKAWA Makoto, « Dôsei « ai » kô (Réflexion sur « l’amour » homosexuel), dans Imâgo, Seidosha, vol. 6, n° 12, novembre 1995, pp. 201-208.

35 MITSUHASHI, Josô to Nihonjin, op. cit., pp. 135-136.

36 TAMAGNE Florence, « Mutations homosexuelles », dans COURTINE Jean-Jacques (dir.), Histoire de la virilité, 3. La virilité en crise ? Le XXe-XXIe siècle, Paris, Seuil, 2011, p. 364 ; BARD Christine, « La virilité au miroir des femmes », dans COURTINE Jean-Jacques (dir.), Histoire de la virilité, 3. La virilité en crise ? Le XXe-XXIe siècle, Paris, Seuil, 2011, p. 131 ; BARD Christine, Les garçonnes. Modes et fantasmes des Années folles, Paris, Flammarion, 1998, pp. 33-34.

37 RODEN Donald, “Taishô Culture and the Problems of Gender Ambivalence”, RIMER J. Thomas, Culture and Identity: Japanese Intellectuals During the Interwar Years, Princeton, Princeton University Press, 1990, pp. 37-56.

38 MINAMI Hiroshi, « Nihon modanizumu ni tsuite » (Du modernisme japonais), dans MINAMI Hiroshi (éd.), Gendai no esupuri 188 : Nihon modanizumu – Ero guro nansensu (L’esprit actuel 188 : le modernisme japonais – L’érotisme, le grotesque et l’absurde), Tôkyô, Shibundô, 1983, pp. 5-7.

39 SCHAAL Sandra, La garçonne japonaise : représentations discursives et fantasmatiques d’une icône moderne, Mémoire inédit pour l’habilitation à diriger des recherches, soutenue le 21 septembre 2018 à l’Université Lyon 3 Jean Moulin, pp. 14-21.

40 Ibid., p. 19.

41. SUZUKI Sadami, « Ero-guro-nansensu no keifu (Généalogie de la tendance ero-guro-nansensu) », Taiyô Bessatsu Edogawa Ranpo no jidai (Numéro spécial de Taiyô  L’Epoque d’Edogawa Ranpo), n° 88, Tôkyô, Heibonsha, 1994, pp.8-13.

42 Pour plus de détails, voir SILVERBERG Miriam, Erotic, Grotesque, Nonsense: The Mass Culture of Japanese Modern Times, London, University of California Press, 2009.

43 ISHIDA Itoshi, McLELLAND Mark & MURAKAMI Takanori, “The Origins of “Queer Studies” in Postwar Japan”, McLELLAND Mark & DASGUPTA Romit (eds), Genders, Transgenders and Sexualities in Japan, London & New York, Routledge, 2005, p. 44.

44 Ibid., p. 35.

45 MITSUHASHI, Josô to Nihonjin, op. cit., p. 163.

46 Source : Ibid.

47 NAGAREYAMA Ryûnosuke, Ero guro danshô nikki (Journal érotico-grotesque d’un prostitué), Tôkyô, Sankyôsha, 1931, réimprimé dans Kindai Nihon no sekushuariti – Dôseiai no ruporutâju (Sexualités du Japon moderne – Reportages sur l’homosexualité), vol. 30, Tôkyô, Yumani shobô, 2009, pp. 3-4.

48 Ibid., p. 32.

49 Ibid., p. 2, p. 4, p. 7, p. 39, p. 60, p. 65.

50 BUTLER Judith, Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité, Paris, La Découverte, (1990) 2005, p. 47.

51 Dans le cinquième chapitre (Shinbun kisha no raishû (L’assaut des journalistes)), Aiko fait la rencontre de trois journalistes venus s’entretenir avec lui/elle afin d’écrire un article destiné à la publication dans la presse. Le début des années 1930, en effet, correspondait à une sorte d’engouement journalistique pour les hommes travestis : de nombreux articles sur eux ont paru dans les quotidiens de l’époque, proposant quelques portraits atypiques.

52 NAGAREYAMA, Eroguro danshô nikki, op. cit., p. 44.

53 Ibid., p. 45.

54 Ibid.

55 Ibid., p. 46.

56 Ibid., pp. 46-47.

57 Ibid., p. 49. Toutes les traductions ont été effectuées par nos soins.

58 Ibid.

59 Ibid., p. 51.

60 Ibid., pp. 51-52.

61 Ibid., p. 50.

62 Selon la linguiste japonaise Abe Hideko, le cas d’Aiko n’a rien d’inédit en ce que les communautés de danshô (hommes prostitués) de la fin des années 1940 et du début des années 1950 changeaient fréquemment l’usage des pronoms personnels de la première personne du singulier selon les contextes relationnels. Pour plus de détails, voir ABE Hideko, Queer Japanese: Gender and Sexual Identities through Linguistic Practices, New York, Palgrave Macmillan, 2010, pp. 63-75.

63 Les locuteurs japonais utilisent des particules finales à la fin de leur phrase qui reflètent généralement le degré d’investissement émotionnel au sein d’une interaction donnée.

64 Il est intéressant de voir que ces expressions étaient également particulières au langage des milieux de la prostitution masculine des années 1940 que la linguiste Abe Hideko a étudiés. ABE, Queer Japanese, op. cit., p. 70.

65 La langue japonaise possède trois formes d’écritures : les kanji (idéogrammes chinois) et deux syllabaires (hiragana et katakana). Si les hiragana sont utilisés pour indiquer la lecture des kanji et apporter des précisions grammaticales, les katakana servent à retranscrire les mots étrangers, d’où l’interprétation d’une mise à distance vis-à-vis des mots écrits en katakana.

66 Dans le discours de la sexologie moderne, la figure de l’otoko-onna désignait un individu de sexe masculin dont l’inversion sexuelle était au stade le plus avancé, s’accompagnant d’une pratique de la sodomie en tant que pénétré. Voir par exemple, PFLUGFELDER, Cartographies of Desire, op. cit., p. 264. Toutefois, il semblerait que ce terme ne soit pas utilisé dans un sens sexologique dans le Journal.

67 ABE, Queer Japanese, op. cit., p. 68.

68 NAGAREYAMA, Eroguro danshô nikki, op. cit., p. 28.

69 Si la prostitution féminine était soumise à des restrictions strictes et à un contrôle de l’État, la prostitution masculine, quant à elle, n’existait officiellement pas au regard de la loi civile. Un homme prostitué ne pouvait donc être condamné pour prostitution illégale. Toutefois, la justice trouvait d’autres motifs de condamnation, tel que l’outrage aux mœurs publiques, par exemple.

70 NAGAREYAMA, Eroguro danshô nikki, op. cit., p. 5.

71 Ibid., p. 101.

72 Ibid., p. 2.

73 Le système du concubinage est une des particularités de la famille de la classe guerrière durant la période prémoderne, ce qui en soit la définissait comme une famille polygame. Il était en effet possible pour le chef de famille (koshu) de prendre, en plus de son épouse légitime, une ou plusieurs concubines afin de s’assurer une descendance masculine dans un contexte où prévalait la règle de la primogéniture mâle. Si les mariages étaient arrangés entre les familles pour des raisons matérielles de succession et d’influence politique, le concubinage, quant à lui, s’apparentait à une union libre et consentie entre deux individus. Lors de la période moderne, les intellectuels progressistes de la « société de l’an 6 de Meiji » (Meirokusha) promurent le modèle du mariage monogame et luttèrent pour la suppression du concubinage polygame. Ils entamèrent ainsi un débat politique en faveur de la monogamie, elle-même au service de « l’ouverture à la civilisation », qui déboucha sur la non-reconnaissance du concubinage par le nouveau code pénal entré en vigueur en 1882, laissant sans protection légale de nombreuses concubines et leurs enfants. Pour plus de détails, voir SEGAWA Yûta, « Le couple dans la famille guerrière durant la seconde moitié de l’époque d’Edo (XVIIIe – XIXe siècle) : la question du mariage et du concubinage », Extrême-Orient Extrême-Occident, n° 41, 23 novembre 2017, pp. 119-151 ; WAKITA Haruko, « L’histoire des femmes au Japon. La « maison », l’épouse et la maternité dans la société médiévale », Annales. Histoire, Sciences Sociales. 54ᵉ année, N. 1, 1999, pp. 29-53 ; GALAND Christian et LOZERAND Emmanuel, La famille japonaise moderne (1868-1926) : discours et débats, Arles, Picquier, 2011.

74 SEGAWA Yûta, « Le couple dans la famille guerrière », op. cit., p. 121.

75 NAGAREYAMA, Eroguro danshô nikki, op. cit., p. 102.

76 L’usage du terme fûfu est intéressant dans ce contexte puisque le substantif « couple », en japonais, est formé à partir d’un assemblage des idéogrammes de l’époux (otto 夫) et de l’épouse (yome 婦), autrement dit, le terme en lui-même se fonde sur une relation hétéronormative.

77 NAGAREYAMA, Eroguro danshô nikki, op. cit., p. 97.

78 Ibid., p. 102.

79 BUTLER Judith, Ces corps qui comptent. De la matérialité et des limites discursives du « sexe », Paris, Éditions Amsterdam, 2009, p. 136.

80 NAGAREYAMA, Eroguro danshô nikki, op. cit., p. 108.

81 BUTLER Judith, Ces corps qui comptent, op. cit., p. 140.

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Camille Lenoble

Camille Lenoble est en deuxième année de doctorat en études japonaises à l’Université de Strasbourg. Ses travaux, réalisés sous la direction de Mme Sandra Schaal portent sur l’histoire du travestissement des hommes en femmes et les représentations des identités transgenres dans le Japon moderne (1868-1945), et plus particulièrement dans l’entre-deux-guerres.